Les interviews de l’été: Yves Kodjo Lodonou

9 Août 2013
Critère de discrimination: Racisme

Yves Kodjo Lodonou est d’origine togolaise. Arrivé en Belgique il y a près de ving ans, il a pas mal roulé sa bosse sur les plans professionnel et personnel. Marié et père de trois enfants, il travaille aujourd’hui dans la fonction publique locale depuis 2001. Son engagement dans plusieurs organisations citoyennes et de défense des personnes a été multiple, tant auprès de la section liégeoise de la Ligue des droits de l’homme, du Comité de vigilance Réfugiés, comme
délégué syndical CGSP ou encore en tant que membre du Collectif Mémoire coloniale Lutte contre les discriminations.

Victime de harcèlement discriminatoire en janvier dernier, il a introduit un dossier auprès du Centre. Ce témoignage est extrait de la publication ’20 ans d’action. 20 regards'.

Décembre 2012. Yves Kodjo Lodonou qui réside à Asse rend visite à son beau-frère, à quelques rues de chez lui. En arrivant dans la ruelle où ce beau-frère est installé, il se fait violemment apostropher par un voisin qui tient des propos racistes, l’enjoint à rentrer dans son pays et finit par le menacer d’un couteau pour lui faire quitter les lieux. « Ce voisin, ce n’est pas la première fois qu’il agresse des personnes de la rue en les traitant de sales étrangers, de bougnoules : tout le voisinage qui est assez métissé a déjà eu affaire à lui. Lors de cet épisode en décembre, comme il me poursuivait, j’ai rejoint la grande rue pour me mettre à découvert et, le cas échéant, pouvoir bénéficier de témoins s’il venait à me frapper. Il est rentré chez lui, mais comme je revenais pour aller chez mon beau-frère, il est sorti avec un casque, en tenant une barre de fer et en m’injuriant. J’ai appelé la police qui est arrivée sur place. Mais lorsque j’ai demandé à pouvoir porter plainte et à faire une déposition, les agents qui sont intervenus m’ont dit que ça ne valait pas la peine et ont refusé d’enregistrer ma plainte. J’ai insisté, mais rien à faire, les policiers ne trouvaient pas cela nécessaire. »

« Le lendemain, après réflexion, j’ai été au poste de police avec d’autres personnes de la rue, des Marocains, des Blacks. Certains avaient déjà été porté plainte par le passé car les incidents ne datent pas d’hier, mais cela n’avait rien donné. Au commissariat de police, il nous a été dit que les plaintes antérieures avaient été classées sans suite et que celle-ci suivrait le même chemin. Vu les troubles que cette personne occasionne dans le quartier depuis pas mal de temps, on s’est même demandé s’il était protégé ou si le fait qu’il ait été pompier par le passé lui donnait une certaine immunité. On ne comprend vraiment pas l’immobilisme de la police. »

Un traitement laborieux

Face à cette absence de réaction dans le chef de l’autorité publique vis-à-vis d’un comportement répété de harcèlement basé sur des propos racistes et xénophobes, Yves Kodjo Lodonou a décidé  d’adresser une plainte au Centre pour l’égalité des chances : « Pour des faits analogues, j’ai déjà conseillé à des personnes d’introduire un dossier au Centre, en tant que  membre de plusieurs organisations africaines, de la section liégeoise de la Ligue des droits de l’homme ou comme délégué CGSP. J’ai déjà orienté des personnes vers le Centre pour des problèmes de droit des étrangers car ils n’ont pas forcément l’argent pour se payer un avocat. À travers l’émission ‘Sous l’arbre à palabres’ dont je suis rédacteur en chef sur Radio Campus, je suis aussi témoin et relais  d’interpellations par rapport à des actes discriminatoires. Mais le Centre peut aller plus loin dans le  traitement des plaintes et cela représente une démarche formelle. À partir des contacts que j’ai déjà eus avec le Centre, je sais que mon dossier sera examiné et pourra mener à des résultats,  permettant de confronter ce voisin raciste à certaines limites. J’ai envoyé un mail avec une  description de la situation, à laquelle j’ai joint les procès-verbaux de la police. »

Le Centre traite chaque année plusieurs dizaines de dossiers liés à la « vie en société ». Il s’agit surtout de querelles de voisinage, d’agressions ou d’insultes dans les lieux publics. Si ce type de dossiers ne représente qu’environ 5 % des dossiers ouverts au Centre (loin derrière le secteur de l’emploi, des médias, des biens et services,…), l’expérience d’Yves Kodjo Lodonou est donc loin d’être isolée. Réceptionnée par le service de première ligne du Centre, son signalement n’en est encore qu’au début de son traitement. Après avoir été screené par la première ligne pour déterminer si les éléments présentés justifient l’ouverture d’un dossier, il est maintenant traité en deuxième intention par une juriste de deuxième ligne du Centre.

« Ce dossier fait partie des plaintes pour harcèlement discriminatoire, comportement puni par la loi. Ces cas de harcèlement ont souvent lieu dans le cadre de conflits de voisinage, mais aussi sur les lieux de travail. Ce cas illustre bien le problème de harcèlement au quotidien qui peut se manifester de manière réitérée. Ce sont des cas relativement difficiles à traiter, notamment sur le plan de la preuve, même si le cadre de la loi prévoit la poursuite de tels agissements. Qui plus est, une procédure en justice dans un tel contexte prend un temps certain alors que le particulier souhaite  une solution rapide, pour tenter d’enrayer une situation qui risque d’empirer. La justice n’a pas toujours l’attention suffisamment attirée sur la prise en charge de tels dossiers : il existe des magistrats de référence sur ces matières, mais une nouvelle circulaire est en voie de préparation pour qu’il y ait une réponse plus systématique à ces dossiers et des devoirs d’instruction spécifiques. »

Conscient du caractère pas forcément adapté de la réponse judiciaire, le Centre privilégie dans la plupart des cas (à l’exclusion de situations particulièrement graves) des solutions extrajudiciaires.  Il peut s’agir de mesures de médiation, lesquelles nécessitent néanmoins que certaines conditions  soient remplies comme le caractère volontaire des parties concernées par le litige de se soumettre  à de telles mesures. Comme le relève la collaboratrice du Centre, « ces mesures de médiation peuvent également être mises en oeuvre par la police qui peut, elle aussi, promouvoir ce type de gestion des litiges. En cas de violence, le parquet ou l’assistant de justice peuvent par exemple préconiser un encadrement pédagogique comme le fait de suivre un cours sur la gestion de cette violence. Le Centre a déjà mis sur pied de manière pilote, et à la demande du parquet, des modules à destination des auteurs sur la gestion des préjugés, mais cela reste des pistes embryonnaires. »

Dans le cas de ce dossier, la personne désignée dans la plainte comme ayant tenu des propos racistes sera contactée, tout comme les forces de l’ordre qui sont déjà intervenues dans le cadre de ce conflit. Pour la juriste du Centre, « le volet ‘sensibilisation’ de notre travail comprend aussi des formations à l’attention de la police et des magistrats sur les questions de harcèlements discriminatoires, qui restent encore trop souvent impunies ou non prises en charge. »

Changer les mentalités

Quant au contexte plus large des discriminations, Yves Kodjo Lodonou se dit très attaché à la question de la mémoire par rapport à la colonisation, notamment au travers du Collectif « Mémoire coloniale Lutte contre les discriminations ». Mettre notamment l’accent sur le rôle des tirailleurs  africains lors de la seconde guerre mondiale permettrait, selon Yves Lodonou, « de mieux faire comprendre aux ‘Belgo-Belges’ que nous sommes frères : il faut parler de ce fait historique dans les écoles. Cela peut contribuer à une meilleure intégration en valorisant ce rôle joué par nos aïeuls  africains ». Il estime par ailleurs que les personnes d’origine étrangère laissent souvent passer des propos racistes ou xénophobes sans réagir, de manière un peu défaitiste. Enfin, il déplore  également que le Centre ne soit pas suffisamment connu des personnes qui ont le plus besoin de  ses services, notamment les personnes d’origine étrangère victimes de discriminations sur le plan  du logement, du travail,… « Le Centre n’est pas encore suffisamment connu des personnes les plus  vulnérables. Il faut davantage de publicité sur le rôle qu’il peut jouer. Par ailleurs, si certains compatriotes critiquent le Centre comme étant une structure d’État, elle permet de suppléer  certains dysfonctionnements du système et c’est une bonne chose. »

De façon plus générale, Yves Kodjo Lodonou estime qu’il faudrait que les mentalités évoluent par rapport à la diversité et à la multiculturalité : « Il est temps que l’Europe se rende compte qu’au-delà de la mondialisation des capitaux, on assiste aujourd’hui à une mondialisation des déplacements qui concernent des hommes et des femmes et que la diversité est irréversible. Cette question de la difficulté de l’acceptation de l’‘Autre’ n’est pas propre à l’Europe : au Togo, les Togolais de la plage ne s’entendent pas avec ceux des plateaux. Or la seule façon de s’entendre, de s’accepter, c’est d’apprendre à accepter la diversité dès le plus jeune âge, au sein de la cellule familiale, en posant des gestes civiques, humains. La multiculturalité est partout dans la rue et pourtant l’acceptation de l’‘Autre’ reste une difficulté. Cela doit évoluer. »

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