Les interviews de l’été : Joël Kotek

12 Août 2013
Critère de discrimination: Racisme

Né en 1958 à Gand, Joël Kotek est politologue et historien. Fils de parents originaires d’Europe centrale, il est titulaire d’une licence en histoire contemporaine de l’ULB et de deux DEA en Études européennes et soviétiques, un dernier centre d’intérêt qui l’amènera notamment en URSS en 1983. Il est aujourd’hui, entre autres, professeur d’histoire à l’ULB et Sciences Po Paris.

Ses recherches portent sur les questions de génocide, du racisme et de l’antisémitisme, ainsi que sur l’histoire de la construction de l’Europe. Des sujets bien d’actualité, tant il est vrai que l’antisémitisme et l’euroscepticisme gagnent du terrain à l’heure actuelle. Une interview extraite de la publication ’20 ans d’action. 20 regards'.

S’il y a bien quelque chose qui inquiète ou énerve Joël Kotek, c’est ce qu’il appelle la « pensée magique », du nom de cette tendance qu’ont certaines personnes ou certains groupes de personnes à chercher, dans leur environnement proche, un bouc émissaire qu’on désignera comme responsable de tous les maux. Il faut dire que notre interlocuteur compte l’antisémitisme et la construction européenne parmi ses sujets de travail. À l’heure où le premier s’exprime à nouveau sans complexe en certaines occasions et où ce qu’on appelle l’« Europe » est devenue la cible politique idéale par temps de crise, Joël Kotek a en effet de quoi alimenter sa réflexion et ses inquiétudes. Pour lui, le climat actuel, sans être totalement délétère, est néanmoins préoccupant. « Nous sommes dans les années vingt, mais les années trente ne sont pas loin », explique-t-il en faisant référence à la période qui a précédé la deuxième guerre mondiale. « Je pense qu’en 1926, il y a encore eu un prix Nobel de la Paix décerné conjointement à un Français et à un Allemand (il s’agissait d’Aristide Briand et Gustav Stresemann, acteurs des Accords de Locarno, ndlr). Et en 1933, Hitler arrivait au pouvoir. L’histoire va très vite… », explique-t-il.

Concernant l’Europe, Joël Kotek se dit préoccupé par la montée d’une forme d’euroscepticisme, notamment alimentée par les hommes politiques à l’échelon national. « Il existe une forme  d’hypocrisie qui veut notamment que les ministres de chaque pays ‘montent’ au niveau du Conseil de l’Union européenne, prennent des décisions avec leurs 26 collègues des autres États membres et puis redescendent au niveau national en disant : ‘C’est pas moi, c’est l’Europe’ », déplore notre interlocuteur qui se dit également révulsé par les manifestations anti-européennes « où l’on peut voir Angela Merkel affublée de la moustache de Hitler. C’est n’importe quoi ».

Si Joël Kotek ne dédouane pas l’Union de certains de ses errements et d’un manque de pédagogie pour expliquer son action, il tient également à le faire savoir : « Pour moi, l’Europe est le dernier rempart contre la barbarie. Jusqu’à la construction de l’Europe, l’histoire européenne s’est résumée par le ‘tous contre tous’. Et puis le projet européen s’est heureusement peu à peu imposé, bien malgré nous. Car ce n’est pas quelque chose d’inné, cela va à l’encontre de la logique de tribu qui est dans la nature humaine. C’est une pédagogie de tous les jours », explique-t-il avant de déplorer que l’on oublie à l’heure actuelle ce que l’Europe apporte au jour le jour. « Nos étudiants qui râlent contre l’Europe sont de grands consommateurs européens, notamment de stages Erasmus », sourit-il. « De même, le travailleur wallon peut se demander où en serait la Wallonie sans le Fonds social européen. »

Quant à l’avenir, Joël Kotek n’est pas des plus optimistes, mais pas des plus pessimistes non plus. Pour lui, si le pire est toujours possible, il n’est pas pour autant probable. La solution, à ses yeux, passe par une relance européenne. À l’entendre, l’Europe est en effet comparable à une bicyclette : si on arrête de pédaler, elle tombe. C’est dans cet esprit qu’il a d’ailleurs récemment adhéré à Stand Up for the United States of Europe, un mouvement qui propose la création d’une véritable fédération européenne. « Il faut évidemment que les pays européens acceptent de lâcher tout ou partie de leur soit disant souveraineté nationale », souligne le politologue qui estime que cela ne sera pas facile compte-tenu de certaines postures populistes et démagogiques actuelles.

L’antisémitisme en phase de réveil

Si l’Europe est aussi importante aux yeux de Joël Kotek, c’est aussi parce qu’elle est la condition d’un avenir apaisé pour les Juifs. « Il est clair que dans une Europe démocratique, l’antisémitisme n’a plus sa place. En tout cas pas l’antisémitisme d’antan. » Néanmoins, notre homme se dit inquiet. Selon lui, cette hostilité envers les Juifs serait en phase de réveil. « Depuis la seconde guerre mondiale, l’antisémitisme était en décroissance en Europe, du fait notamment du souvenir de la Shoah », explique-t-il. « Mais depuis quelques années, on constate un réveil. Tous ceux qui  nourrissaient une haine contre les Juifs s’osent désormais à les critiquer, le plus souvent sous couvert d’antisionisme. » En cause selon lui, le poids de la Shoah dans la (mauvaise) conscience occidentale. « La Shoah constitue toujours un passé qui passe difficilement, d’où l’aubaine qu’a  constitué pour nombre d’antisémites le conflit israélo-palestinien. La Guerre des Six jours a permis de renverser l’image des Juifs, jusqu’alors parangons de lavictime. On leur dit maintenant : ‘Vous n’êtes pas mieux que nous, vous faites aux Palestiniens ce que nous vous avons fait’, ce qui est une bonne manière de se dédouaner. »

Joël Kotek considérerait-il le conflit israëlo-palestinien comme le noeud du problème ? Notre interlocuteur répond par la négative, même s’il souligne son influence. « La fixation sur le conflit israélo-palestinien est suspecte », estime-t-il, avant d’embrayer sur la notion de « pensée magique » déjà évoquée. « La critique d’Israël apparaît souvent comme une resucée de la critique des Juifs d’avant la Shoah. Israël apparaît comme le Juif des nations, ce qui consiste à dire : si tout va mal au Moyen-Orient, c’est la faute d’Israël. Le monde arabe est en crise. Malgré les pétrodollars, ce sont des pays en panne par rapport à la Chine ou à l’Inde, notamment à cause du peu de place qui y est laissé à la femme. Et on cherche donc un bouc émissaire à cette situation. » Il n’en estime pas moins indispensable la création d’un État palestinien.

Dans la foulée de ce constat, Joël Kotek s’inquiète d’une montée de l’antisémitisme qu’il dit constater chez les jeunes d’origine arabo-musulmane en Belgique. Un phénomène dont le Centre pour l’égalité des chances n’aurait pas pris la mesure pendant longtemps, selon lui. « Il a été difficile pour le Centre d’admettre que ces jeunes, victimes principales de la xénophobie, pouvaient  aussi être producteurs d’antisémitisme. Le Centre a fait, pendant vingt ans, une impasse idéologique sur cette question, même si les choses ont changé depuis deux ou trois mois. Le Centre a mis tout ce temps pour comprendre ce qu’était l’antisémitisme. » Un sentiment que notre interlocuteur distingue de la xénophobie, tant les explications socio-économiques associées à cette dernière ne s’appliquent pas, pour lui, à l’antisémitisme. « L’antisémitisme a quelque chose de plus large qui remonte aux racines du christianisme et de l’islam. L’origine de la haine antisémite est la haine des origines. On ne peut comprendre les évangiles et le Coran sans passer par la Torah. S’ajoute le nécessité de trouver un bouc émissaire. »

Et Joël Kotek, de regretter que le Centre ne tente pas plus souvent de poursuites judiciaires dans ce domaine. « On nous répond bien souvent qu’il est difficile de prouver qu’il s’agit d’incitation à la haine raciale, mais je ne sais pas ce que c’est alors. Sous le couvert de la liberté d’expression, on laisse passer certaines choses », s’indigne Joël Kotek qui s’inquiète également du nombre croissant d’agressions à caractère antisémite.

La vie est tragique, mais…

À l’heure de conclure, Joël Kotek se fait un peu plus optimiste. Si, pour lui, il importe que les politiques travaillent afin de contrer cette « pensée magique » et s’il en appelle à un sursaut européen à ce niveau, il termine par un constat malgré tout assez positif. « La vie est et a toujours été tragique, certes, mais il n’a jamais été aussi peu tragique d’être jeune, dans nos contrées, qu’aujourd’hui. Certains ont l’impression que l’âge d’or est derrière nous. Moi, je n’ai pas la nostalgie de l’époque de mes parents… »

Cliquez ici pour accéder à la page sur '20 ans d'action. 20 missions. Réflexions sur les premières missions du Centre'.

Articles comparables

7 Mai 2024

Une directive européenne pour mieux protéger les citoyens contre les discriminations

Unia accueille avec enthousiasme l’adoption de la directive relative aux normes applicables aux "organismes pour l'égalité de traitement" par le Conseil de l’Union européenne ce 7 mai, sous la présidence belge. Il s’agit d’une directive majeure dans le contexte politique actuel car elle fixe des standards pour garantir l’indépendance des organes de promotion de l’égalité tels qu’Unia, leur assurer des ressources suffisantes ainsi que renforcer leur mandat et leurs pouvoirs.

19 Mars 2024

Journée contre le racisme 2024 : focus sur le marché du travail

A l’occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la discrimination raciale 2024, Unia dévoile de nouveaux chiffres sur le racisme. En 2023, nous avons ouvert 670 dossiers en lien avec les critères dits raciaux. Près d’un tiers concernent le domaine de l’emploi. Pour faire baisser ce chiffre, Unia plaide pour une politique obligatoire de prévention des discriminations au travail et un renforcement de l’inspection du travail.