Les interviews de l’été : Jérôme Jamin

21 Août 2013
Critère de discrimination: Racisme

Philosophe de formation et titulaire d’une maîtrise en Relations internationales et Politique européenne, Jérôme Jamin est professeur en science politique à l’Université de Liège. Il publie régulièrement des ouvrages et des articles sur ses sujets de prédilection que sont la dynamique démocratique, les mouvements radicaux et la diversité culturelle.

Egalement professeur en science politique à l’Université de Liège, Jérôme Jamin a régulièrement publié des ouvrages et des articles sur ses sujets de prédilection que sont la dynamique démocratique, les mouvements radicaux et la diversité culturelle.

Son intérêt pour la philosophie politique et son doctorat en science politique et sociale l’ont amené à se pencher sur les questions relatives au populisme, au nationalisme et aux discours d’extrême droite qui ont évolué depuis une vingtaine d’années et qui flirtent singulièrement avec les prises de position des ‘vrais démocrates’.

Depuis plusieurs années, le dada de Jérôme Jamin est de décortiquer les discours de l’extrême droite. Et ses réflexions laissent songeurs sur l’évolution des propos de ces partis extrémistes.

Le point de départ de sa réflexion, c’est la philosopie politique et la pensée de certains auteurs comme Cornélius Castoriadis, Hannah Arendt, Pierre Rosanvallon ou encore Marcel Gauchet : « Ces auteurs partent du présupposé que la démocratie est un lieu qui autorise et accepte l’incertitude et l’indétermination. Une telle définition ne va pas de soi : d’autres auteurs caractérisent la démocratie avec du contenu très concret, comme étant le lieu de la justice, ou du pluralisme, ou de l’état de droit. Je me suis intéressé plutôt à ces philosophes qui mettaient en avant la dimension incertaine de la démocratie comme une manière réjouissante, mais également angoissante d’envisager cette démocratie. Un lieu où tout est possible pour le meilleur ou pour le pire et dont le caractère incertain doit dès lors être vu et revu quotidiennement pour éviter que l’on parte dans des directions dangereuses, mais en permettant que tout reste possible. En le cadenassant, on risquerait de mettre des barrières à la liberté d’expression, mais en ne faisant rien, on autorise la parole, par exemple raciste, qui peut mener au crime. »

Jérôme Jamin s’est également penché sur des auteurs nationalistes ou fascistes qui, eux, ont une peur bleue de cette incertitude, estimant nécessaire de mettre un couvercle sur ce bouillonnement d’idées en édictant une norme stable et définitive : « Il s’agit là de la pensée totalitaire qui veut sceller le présent, le futur, avec des repères très clairs. J’ai pu observer, au travers de certains écrits, que cette pensée totalitaire est en quelque sorte l’exacte réplique inversée de la démocratie : face à l’incertitude, on propose une norme définitive. Face à l’indétermination, on propose une hyperdétermination. Face aux risques du futur, on propose un avenir figé. Face aux incertitudes sur le passé, on dicte un passé officiel indiscutable. D’où le mot de totalitarisme qui impose une notion de contrôle total. »

C’est en poursuivant son cursus de formation et de recherches par le biais de la science politique que Jérôme Jamin en est venu à s’intéresser aux discours de l’extrême droite, d’abord française dans les années 80-90 au travers des positions de Jean-Marie Le Pen, puis par après ailleurs en Europe et surtout aux Etats-Unis. Sa thèse de doctorat a élargi ses réflexions à l’approche  comparative, aux discours et à la théorie du complot.

Une pensée en « progression »

Aujourd’hui Jérôme Jamin analyse l’évolution des discours d’extrême droite sur une trentaine d’années, soit depuis les années 80 à ce jour. Avec, en toile de fond, les réglementations anti-discrimination qui ont mené à une adaptation de la prise de parole des partis d’extrême droite, afin d’éviter d’être diabolisés dans les médias et, le cas échéant, condamnés en justice. Et ces constats montrent une évolution inquiétante.

« En 1980, les partis d’extrême droite ne se gênaient pas pour parler des Africains comme des paresseux, des musulmans à renvoyer dans leur pays en tapis volant ou pour dire qu’il fallait rejeter tous les bougnoules à la mer. Avec l’apparition de législations qui réglementent ces discours racistes – chez nous, la loi Moureaux est adoptée en 81 –, on voit dès lors émerger un discours qui ne se positionne plus sur la notion de race supérieure et qui d’ailleurs nie le concept même de race, mais qui aborde cette question en parlant désormais de cultures riches, belles, mais tellement différentes qu’elles ne doivent pas se mélanger car inconciliables. Il s’agirait de respecter tant la  culture maghrébine qu’occidentale. On se situe là fin des annés 80, début des années 90. Quelqu’un comme Bruno Mégret du FN français (déboulonné ensuite par J.M. Le Pen) dira très  clairement à cette époque qu’il faut parler de l’immigration dans un cadre républicain : ‘Si on parle des bougnoules et des chambres à gaz qui n’ont pas existé pas, ça n’ira pas’. Marine Le Pen s’inspire clairement de cette stratégie aujourd’hui. »

Pour Jérôme Jamin, l’étape suivante s’inscrit dans une opposition au projet multiculturaliste. Cette thématique reprend des thèses défendues par certains partis de droite démocratique et se situe clairement hors champ d’application des lois anti racistes. « Or, pour les partis d’extrême droite, le projet multiculturaliste est inscrit dans les lois antidiscrimination qui dictent ce qui est politiquement correct en prônant le multiculturalisme, le métissage, les étrangers, les homosexuels,… Ce qui fait dire aux partis d’extrême droite qu’il existe un danger d’un nouveau totalitarisme qui empêcherait tout discours hostile au politiquement correct, d’où leur volonté de faire abroger ces lois liberticides. En Belgique, le Centre pour l’égalité des chances est d’ailleurs pour ces partis le temple du politiquement correct. On retrouve cette hostilité au politiquement correct dans les propos de  Anders Breivik, responsable des attentats meurtriers d’Oslo, en juillet 2011, dans les discours de Pat Buchanan, homme politique ultra-conservateur actif aux États-Unis, et dans les écrits de la Free Congress Foundation à Washington. »

Dernier développement et formidable aubaine pour l’extrême droite : les attentats du 11 septembre 2001. Toujours à la recherche d’un canal pour orienter leur haine envers une population, les partis d’extrême droite trouvent en l’islam un objet auquel s’attaquer, sous des dehors démocratiques. Le problème, ce ne sont plus les races, ni les étrangers, les juifs, les  féministes ou les communistes, ni même les homosexuels. Le problème désormais, c’est l’islam. Jérôme Jamin précise qu’ « il a fallu trois ou quatre ans aux partis d’extrême droite après le 11 septembre pour construire ce discours islamophobe et pour comprendre qu’il s’agissait là d’une aubaine puisqu’en parallèle, de nombreux partis démocratiques, de droite comme de gauche, progressistes ou conservateurs, s’inquiètent également à propos de l’islam. Si ces derniers le font pour d’autres raisons, comme la peur d’une remise en question de l’égalité hommes-femmes ou de voir la religion envahir la sphère publique, l’extrême droite va inscrire son propre discours contre l’islam dans ce mouvement, espérant de ce fait se rendre légitime. »

Une série de changements majeurs

Pour ce politologue averti, on peut tabler sur une série d’éléments de changements qui émergent ça et là et qui vont structurer le discours des partis d’extrême droite européens pendant les dix, quinze prochaines années.

« Premier changement : l’abandon de l’image familiale avec la femme au foyer au profit d’une égalité hommes/femmes. Dans le même ordre d’idées, on ne critique plus les homosexuels comme des êtres déviants et comme étant une menace pour la reproduction de la race. Ainsi on s’oppose au machisme, au sexisme et à l’homophobie des musulmans. Autre élément : la défense d’un État laïc et républicain basé sur une séparation de l’église et de l’État, contre l’islam incapable de séparer le religieux du politique. Puisque l’islam, religion arriérée et barbare, ne peut séparer le religieux du politique, elle est totalitaire et il faut la dénoncer comme une idéologie dangereuse, tout comme d’autres ont lutté contre le totalitarisme fasciste ou stalinien. Autre technique, on se réfugie dans le registre de la critique des religions, sans attaquer les individus. Mais par extension, toute personne qui adhère à l’islam est au mieux un intégriste, sexiste, machiste, au pire un terroriste. Autre changement majeur : avec la diabolisation de l’islam, la communauté juive n’est plus la cible et on dénonce l’antisémitisme musulman. L’État d’Israël est d’ailleurs un de seuls pays capables de résister aux musulmans et à ce titre il doit être défendu. Enfin l’extrême droite en appelle à lutter contre le nouveau totalitarisme européen qui limite la liberté d’expression, dénonçant ainsi un monde orwellien soumis au politiquement correct. »

Pour Jérôme Jamin, ce qui est dangereux, c’est l’opportunisme des partis d’extrême droite et le fait qu’ils ne soient pas seuls sur ce terrain des attaques contre l’islam. Dans la mesure où les partis  démocratiques émettent également de tels discours, cela donne une légitimité aux extrémistes et met un désordre total dans les catégories. « Le problème, c’est cette concordance de discours sur l’islam et le parallélisme de propos qui font peur. Cela dit tout n’est pas dans tout : l’extrême droite tient des discours plus radicaux, plus caricaturaux, mais sans doute faut-il s’interroger sur notre regard sur l’islam. »

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